Crocodiles

Photo de Céline
Aujourd’hui, je vous parlerai d’une bande-dessinée. Pas de celles qu’on feuillette à la va-vite. Non. De celles qui transpercent, qui figent le souffle. Celles qui racontent des histoires vraies, vues à travers d’autres yeux que les nôtres. Des yeux qui, parfois, nous ressemblent un peu trop.
Couverture de Crocodiles

Tout commence en 2013. Thomas Mathieu crée un blog, "Projet Crocodiles". Il y publie des témoignages de harcèlement et de violences sexistes, mis en images.

En 2014, un premier ouvrage rassemble ces récits glaçants. Puis, en 2019, un second tome voit le jour : Les crocodiles sont toujours là, publié par la fameuse maison d’édition bruxelloise Casterman, et cette fois co-écrit avec Juliette Boutant. Le titre claque comme une alerte.

À travers plusieurs chapitres, la BD met en scène le quotidien de femmes, de personnes non-binaires, homosexuelles... Leurs parcours sont ponctués d’agressions, de remarques, de regards trop lourds. Et cette fois, les agresseurs ne se cachent plus. On les voit. On ne voit qu’eux. Dans ce monde dessiné, ils prennent la forme de crocodiles. Et c’est brillant : ils ressortent du décor, là où, dans la vraie vie, ils se fondent dans la banalité.

Chaque case nous murmure – ou nous hurle – que la violence peut se glisser partout :
dans une phrase lancée à la volée,
dans un silence face à une confidence,
dans une main trop sûre d’elle,
dans un « t’inquiète, c’est rien » ou « t’as dû mal comprendre » qui détruit tout sur son passage.

Et les chiffres, eux, sont sans appel. En France, 80 % des auteurs de violences sexuelles sont des proches. En Belgique, 78 % des femmes — quatre sur cinq — déclarent avoir déjà subi une forme de violence sexuelle sans contact. Oui, sans contact. Mais avec cicatrice.

Ces histoires ne vivent pas qu’à Bruxelles. Elles nous entourent. Elles nous frôlent dans la rue. Elles dorment dans nos silences. Alors il faut les raconter, les dessiner, les faire exister.

Car les oublier, c’est minimiser.
C’est ignorer les milliers de femmes qui tombent sous les coups d’un partenaire ou ex-compagnon.
C’est détourner le regard quand une victime pousse la porte d’un commissariat.
C’est piétiner ce que d’autres essaient de reconstruire, malgré les décombres.
Et cette violence n’a aucune légitimité, ni dans les mots, ni dans le silence.
Et cette BD… elle est essentielle. Elle nous rappelle qu’une phrase peut marquer à vie. Qu’un geste peut détruire, qu’un regard peut blesser.
Et que le silence, parfois, tue aussi.

Lire cette bande-dessinée, l’offrir, la recommander, c’est rendre la voix de celles et ceux qu’on a réduit·es au silence. Parce que non, les crocodiles ne sont pas partis, mais on peut les nommer. Et surtout, leur faire face.

Cette chronique a été diffusée dans l'émission du 3 septembre 2025

• Les albums Les Crocodiles et Les Crocodiles sont toujours là sont disponibles dans les librairies indépendantes et dans les bibliothèques de Bruxelles – notamment à la bibliothèque Bruegel, située rue Haute 245.