
Nous sommes en novembre 2000. Dans un quartier promis aux pelleteuses, rue des Chevaliers, rue des Drapiers, des jeunes, des artistes, des voisins, des exilés, des précaires, ouvrent les portes d'immeubles condamnés. Certains disent que ce sont des squats, pour beaucoup d'autres ce sont des maisons, des lieux de résistance mais aussi… une auberge improvisée, une salle de concert, une table commune, une fanfare dans la rue. C'est une fête au cœur de la menace.
Car en face, il y a le mastodonte. Une multinationale britannique qui rêve de transformer tout un morceau de la ville en temple du commerce. Encore un centre commercial, un de plus, avec ses vitrines, ses parkings, ses caméras. Les habitants, eux, veulent un quartier vivant, habité, pas une machine à vendre.
Alors, quand les huissiers débarquent en juin 2001 pour expulser, les murs se couvrent de banderoles, les rues se remplissent de musique. On lance des confettis, on érige des barricades. Une résistance qui danse et qui rit, mais qui dit clairement : on ne cédera pas la ville aux spéculateurs.
Et puis, vient la nuit noire. Le 30 juillet 2001. Un incendie ravage le squat du 11 rue des Chevaliers. Le feu, criminel, avale en quelques heures des mois de luttes, des morceaux de vie, et surtout celle d'Igor, artiste ukrainien, militant, rêveur. Il meurt en chutant du bâtiment en flammes. Il avait 29 ans.
Le film Heron City est un tombeau lumineux pour Igor et pour toutes celles et ceux qu'on a tenté d'effacer. C'est un film qui ne montre pas les flammes, mais les repas partagés, les rires, les ateliers de salsa, les spectacles de danse, les concerts, la résistance… Ceux qui habitent ce lieu, qui rêvent sur les toits et non ceux qui misent dessus.
Et cette histoire n'est pas qu'un souvenir, elle résonne encore aujourd'hui. Parce que vingt ans plus tard, la spéculation continue de grignoter Bruxelles, Paris, Barcelone, toutes nos villes et nos vies. Parce qu'à Bruxelles, il y a toujours des milliers de logements vides alors qu'en avril 2025, on dénombrait pas moins de 9 777 personnes sans chez-soi dans la région de Bruxelles-Capitale, que des milliers de logements insalubres sont loués une fortune à des personnes déjà précarisées. Pendant ce temps, on nous vend des lofts de luxe avec vue sur la misère.
Alors voilà : Heron City nous rappelle qu'habiter, c'est résister. Qu'un squat n'est pas une honte, mais une dignité arrachée à la rue. Qu'il vaut mieux un immeuble rempli de cris, de musiques et de couleurs, qu'un cube de béton froid où l'on consomme et où l'on se tait.
Nous avons toutes et tous droit à un toit. Nous avons toutes et tous droit à un logement salubre, digne, accessible. Et tant que ce droit sera piétiné par la logique du profit, il faudra occuper, lutter, inventer.
Car la ville n'appartient pas aux promoteurs. La ville appartient à celles et ceux qui l'habitent — et à Igor, et à ses mots qui résonnent encore dans ces murs : « Maintenant ils nous rendent tristes, ce n'est pas juste. Ce seront des images tristes, de la musique triste ou peut-être pas de musique du tout. L'inspiration ne s'achète pas. »
• Cette chronique a été diffusée dans l'émission du 17 septembre 2025
• Ce documentaire est en accès libre sur le PeerTube de Domaine Public, chez @benwaab ou via le site de la Médiathèque Nouvelle