Le chantier des gosses

Une scène du film en noir et blanc. Sur le chantier du V1, Freddy (9 ans) semble s'adresser à quelqu'un qui est hors champ
Quand, en 1954, Jean Harlez lance le tournage du Chantier des gosses, sur un scénario de son épouse Marcelle Dumont, il n'a pas un sou pour son projet : la caméra est entièrement fabriquée par le réalisateur, on prend les pellicules comme elles viennent et les protagonistes sont les ami·es du couple et les habitant·es du quartier. Quant à la prise de son, n'y comptez pas ! La post-synchro ne sera enregistrée qu'en 1970, avec le concours des élèves d'une école d'Ixelles. Pourtant, ce film bricolé n'en a pas moins un charme fou, avec son regard tendre sur la vie dans les Marolles au cœur du XXe siècle. Un rendez-vous à ne pas manquer au Palace, jusqu'au 5 août 2025.
L'affiche en noir, blanc et jaune, réalisée pour la re-sortie du film au Palace

"En 1954, notre père venait de réaliser un court-métrage de commande pour le ministère de l'Agriculture, il avait un peu d'argent pour acheter de la pellicule", raconte Françoise Harlez au public de l'avant-première du film, le 8 juillet 2025. "Mais au fil du temps, il a récupéré tout ce qu'il trouvait : de la Kodak, de la Gevaert... Je ne sais plus combien de sortes de films 35 mm il a utilisées !"

Le long-métrage est tourné en lumière naturelle, dans les maisons et appartements des gens qui interviennent à l'écran. "Au fil du temps, mon père est devenu l'ami des gens qu'il filmait..." Pourtant, les premiers contacts ne sont pas faciles. Jean Harlez se déplace avec une Jeep d'occasion qu'il a rachetée à un ami. "Quand il arrivait dans le quartier, tout le monde disparaissait ! Il s'est rendu compte que c'était une ancienne Jeep de la gendarmerie et que le bleu foncé ne plaisait pas aux Marolliens. Alors il l'a peinte en rose, à la manière des marchands de glaces, et cette fois les enfants sont restés !"

"Est-ce que je peux pas être dans votre film ?"

Freddy Pier a alors neuf ans. "Pour moi, c'est un souvenir inoubliable", dit-il avec émotion au public du Palace. "Un jour, je jouais comme d'habitude au football ou aux billes avec mes copains, quand je vois Jean Harlez avec sa caméra. Il était occupé à filmer les gens au Vieux Marché et j'ai eu le culot d'aller lui dire :

— Monsieur, c'est vous qui filmez ? Est-ce que je peux pas être dans votre film ?
— Pourquoi ?
— Ben... Parce que ça passe au cinéma !
— Viens demain au vieux marché. On va faire quelque chose ensemble !"

Et c'est ainsi que Freddy (en photo ci-dessus) crève l'écran avec ses copains. La pellicule coûtant très cher, toutes les scènes sont tournées en une seule prise... Pas évident quand les enfants acteurs ont entre 4 et 9 ans, et que le naturel espiègle des Marolles reprend vite le dessus. Les gosses font des blagues au réalisateur, desserrent le frein à main de la Jeep, se chamaillent ou modifient le script au gré de leur humeur... Qu'à cela ne tienne ! Marcelle Dumont retouche le scénario au fil des jours et le tournage avance coûte que coûte.

Ce tournage durera deux ans, au rythme des rentrées d'argent qui permettent au couple Harlez-Dumont d'acheter de la pellicule. La post-synchronisation, elle, n'aura lieu que quatorze ans plus tard. C'est dire si on est loin des productions cinématographiques hollywoodiennes. Mal accueilli lors de sa diffusion à la RTBF et longtemps oublié dans les caves de la télévision belge, Le chantier des gosses sera heureusement retrouvé par le cinéma Nova en 2013, qui le restaure patiemment sous la supervision de Jean Harlez.

Le quotidien marollien dans les années 50

L'histoire ? Elle tient en quelques lignes : dans les Marolles des années 1950, les terrains vagues sont les cours de récré des kets du quartier. En particulier celui "du V1", ce trou béant causé par un missile allemand qui a raté le Palais de Justice en 1945, rasant tout un pâté de maisons. Mais un jour, l'arrivée d'un géomètre et de son équipe vient troubler la tranquillité des gosses, qui s'organisent pour chasser les intrus.

Avec sa liberté et sa spontanéité, le film est surtout l'occasion de découvrir le quotidien marollien à cette époque : la vétusté des logements, le confort inexistant, la débrouille... Mais aussi la solidarité indéfectible qui règne entre les habitant·es. On retrouve également les petits métiers oubliés, du marchand de coco à la vendeuse de caricoles.

Un témoignage rare et précieux, à regarder en VOD sur le site d'Avila, ou mieux : à découvrir sur grand écran, au Palace, jusqu'au mardi 5 août 2025.

Pour aller plus loin

En juin 2023, le Pavé des Marolles consacrait un très bel article à Jean Harlez et Marcelle Dumont.